Jusqu’où ira-t-on dans ce chemin vers du froment toujours plus compact et dense, des pâtes issues de ce grain toujours plus riche en ténacité, des protéines toujours plus lourdes 29, des croûtes et mies toujours plus élastiques ? N’est-on pas en train d’assurer de trop sur ce point, considéré comme étant le meilleur critère de qualité technologique pour le froment, mais pas le seul 30.

Et puis faut-il s’excuser de penser à un critère de qualité qui ne serait pas technologique mais nutritionnelle. Même si celui-ci va à l’encontre de cette demande croissante de gluten et par conséquent des froments résistants (hard) 31.
La problématique de l’apport d’engrais azotés du type nitrates, pour procurer de l’azote végétal (les protéines), n’est pas sans conséquence. Tout d’abord, la migration des excédents d’apports de nitrates, va enrichir la déjà trop forte teneur en nitrates des réserves d’eaux souterraines. Résultat, une eau de consommation qui a et surtout aura des difficultés à rester potable.
N’oublions pas cela au risque de ne plus avoir une céréaliculture durable (Voir chapitre Culture et chapitre Eau). Autre aspect critique de l’intensification de la fumure azotée, plus les nitrates ou autres engrais azotés ne parviennent pas à être protéosynthétisés, plus ils créent des niches à pucerons et autres pestes, ces derniers voyant dans ces acides aminés libres, du pain béni 32.

Pourquoi prendre ces risques, surtout que quand on n’intensifie pas , par exemple en agriculture extensive (biologique, notamment), la qualité du gluten moins abondant en quantité donne le même résultat technique avec 2% en moins. Ce que quelques études démontrent 33. Il semble mieux synthétisé dans la plante 34. Pensons également en tant que boulanger, que la pratique des pré-pâtes (ex. : poolish & levain) est moins exigeante en gluten 35.

Dernier argument, regardons ensuite la teneur en acides aminés, les plus petites portions des protéines une fois dégradées par les fermentations et la digestion, celles qui ainsi réduites « passent » comme nutriments. Plus l’apport d’engrais azotés est tardif 36, plus la teneur en gluten en profite 37, et corollairement plus la teneur en lysine est réduite. Et c’est justement l’acide aminé essentiel et limitant qui est atteint 38. Or la teneur en lysine est déjà peu avantagée dans les céréales par rapport aux légumineuses et à la viande.
Elle l’est encore plus lorsque celles-ci sont panifiées, parce que la cuisson va encore la réduire. Liée avec des sucres, la lysine va être la composante de la croûte, ( par la réaction de Maillard ) devenant ainsi moins assimilable en termes nutritionnels 39.

Principe des acides aminés essentiels
Il s’agit des acides aminés qui doivent venir par l’alimentation et qui ne sont pas synthétisés dans le corps
Principe du facteur limitant
L’absence dans l’alimentation d’un seul des acides aminés empêche la synthése protéique de tous les autres acides aminés et entraîne la négativation du bilan azote.

Tab.3. Quelques évolutions de la teneur en Acides aminés essentiels du froment
 
Besoin alimentaire en gr./jour
Tenueur dans l’engrain (ancien blé)
Teneur dans le blé tendre actuel
Avec apport tardif (voir note 38)
comparé au témoin sans apport tardif
Isoleucine
0,70
 
 
- 6 %
Leucine
1,10
 
 
- 3 %
Lysine
0,80
4,4 mg
2,8 mg
- 11%
Méthionine
Sans cystéine
Avec cystéine
1,10
0,20
1,9 mg
1,6 mg
- 22%
Phénylalanine
Sans Tyrosine
Avec Tyrosine
1,10
0,30
 
 
+ 2%
Thréonine
0,50
 
 
- 13%
Trytophane
0,25
 
 
 
Valine
0,80
 
 
- 14%
Histidine
Indispensable Pour l’enfant
 
 
0 %

Tab.4 Teneur en acides animés essentiels
(en gr./100gr.de protéind?es) des différentes protéines du froment
 Protéine
Acide aminé
Albumine
Globulines
Gliadines
Gluténines
Isoleucine
3,7
 3,8
4,0 
3,8
Leucine
7,3
 7,7
 6,8
7,2
Lysine
4,2
7,5
d?
0,9
3,1
Méthionine
2,1
2,0
1,1
1,6
Cystéine
Non dosé
Phénylalanine
3,8
3,8
 5,2
4,6
Tyrosine
4,0
 3,6
2,6
3,4
Thréonine
3,8
4,2
 1,9
3,3
Tryptophane
Non dosé
Valine 5,9 5,6 4,2 4,8
Histidine 2,5 2,2 1,9 2,0
Référence tirée d’Y.DACOSTA donnée à titre indicatif, d’autant que les mesures fluctuent en fonction des méthodes d’extraction et des variétés.



29 La variété de froment, Soissons (méduim hard) fort dominante dans les cultures françaises de 1990 à 2000, impliqua l’obligation de la travailler en mélange au niveau de la meunerie parce qu’elle engendrait des difficultés de lissage de pâte en boulangerie. La raison est qu’elle comporte beaucoup de HPM (protéined?s de haut poids moléculaires). Ce qui semble une option de la sélection, voir ; Philippe ROUSSEL & Hubert CHIRON, p.195.

30 J.ABECASSIS, écrit p.17, « ce critère de résistance ne constitue pas le critère universel de la qualité du blé. Lui seul ne peut prédire quels seront les rendements en mouture, la force ou propriétés rhéologiques des farines et pâtes. »

31 Y. DACOSTA, p.29 écrit « Plus le grain de blé contient des protéines (variétés sélectionnées en fumure azotée intensive), plus leur proportion de protéines soluble est basse, car l’augmentation de la teneur globale en protéines s’opèrent au profit du seul gluten ». Il est normal que l’excédent d’apport d’azote se fixe dans les protéines dites de réserve. Rappel qui sera récurrent dans ce chapitre, les protéines solubles ont une meilleure valeur alimentaire que les protéines insolubles.

32 Voir R.KOWALSKI.

33 Notamment Jurgen-Michael BRÜMMER & Tom SAAT.

34 La synthèse de l’apport d’azote en protéines végétales s’opère grâce à la photosynthèse (intégration de l’énergie du soleil par les végétaux chlorophyllien) et grâce à l’apport nutritif transmis par les microorganismes vivant autour des nombreuses racines de la céréale. Dans les deux cas,d? il existe des limites d’assimilation, surtout lorsque la pluie fait percoler (descendre dans le bas du sol) plus rapidement les fertilisants azotés.

35 J.FISCHER, p.8 & 18,

36 G.MARTIN, p.11, signale que d’après une enquête sur les pratiques culturales de l’ITCF auprès de 300 agriculteurs du Nord de la France , 89 % de ceux-ci avait fractionné leurs apports en 3 doses en 2000 contre 74% en 1999. Ceux qui pratiquent 4 apports faisaient 9% en 1999 et 24 % en 2000. Ces évolutions sont « les efforts des producteurs » du titre de l’article.

37 Les témoignages sont nombreux à ce sujet, notamment Tom SAAT, dans sa conclusion , et Yves DACOSTA, p.33.

38 Voir Dominique SOLTNER, p.412, qui donne un tableau de Y.COIC sur la variation de la teneur en acides aminés essentiels des protéines du blé sous l’effet de l’enrichissement du grain par la fumure azotée tardive. Pour la variété Florence-Aurore, la lysine perdait 11% et la thréonine 13 %, ce sont principalement les acides aminés non essentiels qui en profitent. Y.DACOSTA, confirme un peu ce point en signalant p.33, que l’apport tardif d’engrais azotés augmente la teneur du blé en gliadine (très pauvre en lysine). Rappelons que les protéines solubles, plus riches en lysine, ont de ce fait une meilleure qualité nutritive.

39 H.GOUNELLE DE PONTANEL & D. PRANDINI-JARRE, p. 181, qui constatent une baisse de 15% de la valeur alimentaire protéique d?du pain par rapport à la farine.